13
Bill parlait si rapidement qu’il en avalait ses mots et devait se répéter. Pendant son récit, il évita de regarder le Noir et Adelle, redoutant leurs moues incrédules et, pis encore, leurs airs moqueurs. Toutefois, lorsqu’il osa regarder A. J., il découvrit sur son visage terreur, tristesse et désarroi. La revoir après cette année de séparation rendait encore plus pénible ses explications. Il y avait tellement de choses qu’il aurait voulu lui dire, lui demander. Or il savait qu’après cette nuit, il ne la reverrait plus jamais.
Étant donné ce que cette créature lui avait révélé, il craignait d’ailleurs de ne plus jamais revoir qui que ce soit, le lendemain matin.
Byron l’écouta attentivement, en branlant du chef et en poussant de temps à autre de petits cris de stupeur, mais pas une seule fois, il ne montra un signe d’incrédulité.
Après avoir terminé son récit, Bill se tourna lentement vers A. J. Il s’imaginait n’être qu’une vague silhouette cachée par la nuit. Toutefois, son air horrifié lui apprit qu’elle le distinguait nettement.
— Pourquoi… Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas téléphoné ni écrit, murmura-t-elle, comme si elle n’avait pas écouté un traître mot de ses explications. Tu aurais pu au moins écrire. Et… si tu m’avais dit ce qui n’allait pas… j’aurais pu t’aider.
— Mais qu’aurais-tu fait ?
— J’aurais au moins essayé de faire quelque chose. Je… euh, bien… je… je sais que c’est moi qui suis partie, mais… tu m’as manqué. Tu nous as manqué. À tous. A Jon, surtout. Il ne parle que de toi et il est toujours…
Elle s’arrêta court et porta son regard vers le camion noir des Carsey Bros. Ses yeux s’emplirent encore une fois de larmes et ses lèvres se mirent à trembloter.
— Nous allons le sortir de là, déclara Bill d’un ton aussi affirmatif que possible.
Il tendit une main pour la toucher mais elle se détourna convulsivement.
— Je… je m’excuse… murmura-t-elle en lui faisant face de nouveau.
— Tu m’as dit que l’ail pouvait être efficace ? demanda Byron.
— Je crois, oui. Avec les filles, au moins. Quant à cette créature dans le camion, je n’en suis pas certain. C’est la Reine. Avec elle, ça risque d’être sacrément dur.
— Eh bien, j’sais où on peut trouver de l’ail. Il y en a plein dans la cave.
— Et tu peux y avoir accès ?
— Je suis le gardien. J’ai le droit d’aller partout.
Se tournant vers A. J., Bill ajouta :
— Écoute, tu dois mettre Doug au courant. T’assurer que les deux filles sont tout le temps avec l’un de vous deux.
Elle opina.
— Et dès que tu le pourras, pars d’ici.
— Nous n’avons plus le break. On a eu un accident.
— Hein ? pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Un des mômes a été blessé ?
— Non, non. On est tous indemnes, sauf le break.
Il la regarda un long moment, puis demanda :
— Il est gentil avec toi ? Ce Doug ?
Elle poussa un petit rire froid.
— Parfois, je trouve qu’il est trop gentil avec moi. Comme toi.
— Dans ce cas, je suis content. Vraiment content.
Il parvint à sourire, puis s’écarta, résistant à son envie folle de la caresser.
— Écoutez, intervint Byron, j’suis navré d’interrompre votre charmante réunion, mais comme tu l’as dit, faut descendre dans la cave.
Bill se souvint tout à coup de Claude Carsey.
— Et merde ! C’est là que je l’ai mis !
— Qui ça ? demanda Byron.
— Carsey. L’un des deux chauffeurs. Après l’avoir étendu sur le carreau, je l’ai balancé par une fenêtre de la cave, juste derrière le restaurant.
— Mais elle est toujours fermée.
— Elle était entrebâillée.
— Merde. Ça sent le cramé.
— Ouais, fit Bill. Allons-y.
Le restaurant était dans un chaos complet. À peine les lumières éteintes, un murmure de surprise courut de table en table. Puis on entendit un rire, ensuite un juron, un bébé se mit à hurler, et les lampes de secours s’enclenchèrent. D’après Kevin, c’était Jenny qui avait poussé ce juron. Il y en eut un deuxième.
— Merde ! s’exclama-t-elle, lorsqu’il l’effleura derrière le comptoir.
Elle pivota d’un coup et revint vers lui au pas de charge.
— Regarde-moi ça !
Elle pointa l’index vers la salle comble.
Seules, trois lampes de secours étaient alignées au-dessus du passe-plat faisant face à la salle. Chaque lampe était munie de sa propre batterie, et elles projetaient une lumière à la fois dure et trouble sur les tables. (Le générateur avait été volé un an auparavant et jamais remplacé depuis.) Si les batteries avaient été correctement rechargées, les lampes devaient fonctionner pendant une heure.
— Éteignez ces merdes de lampes ! cria un homme.
— T’imagine un peu ça ? murmura Jenny. Ce type veut être dans le noir total. Comme si tout ce foutoir n’était pas assez emmerdant. (Elle passa une main sur son visage, puis dans ses cheveux.) Sais-tu qui s’occupe de la salle pour l’instant ? Peut-être que je pourrai prendre ma pause-cigarette ?
Kevin jeta un coup d’œil à l’horloge.
— J’en sais rien, mais moi, je vais prendre la mienne.
— Quoi ? Tu vas t’arrêter alors qu’on est débordés ?
— Mais j’ai demandé il y a une demi-heure si je pouvais la prendre en avance et elle a accepté. J’vais sûrement pas me gêner.
Jenny regarda Kevin d’un air intrigué, la tête penchée sur le côté, comme s’il avait été bizarre.
— Ça va ? T’as pas l’air dans ton assiette.
Pensant toujours à Amy, Kevin eut un sourire rêveur, fit signe que oui, puis se dirigea vers le corridor, décrochant dans la foulée les clefs de la cave. Mais il entendit des bruits de voix et stoppa net. Quelqu’un serait-il descendu et aurait découvert Amy ? Si c’était Craig, il l’avait dans le baba.
Vite, Kevin franchit la porte de la cave, la referma et observa l’escalier plongé dans l’obscurité.
Amy était à genoux sur le sol, entre les jambes d’un homme effondré contre une pile de caisses posées sous la fenêtre.
— Amy ? murmura Kevin.
Elle tourna la tête si brusquement que ses cheveux se déployèrent en éventail. Malgré l’obscurité, Kevin eut l’impression qu’elle souriait. Un sourire qui découvrait ses dents. Et puis, il crut voir autre chose aussi. Deux petits trucs, pointant de sa gencive supérieure. Deux petits trucs pointus sur lesquels brillait un liquide noir.
Amy éclata de rire.
— Bon sang, Amy, qu’est-ce que… que tu…
Elle se leva d’un bond et courut si vite vers lui qu’il tressaillit.
— Kevin ! siffla-t-elle. Tu es revenu !
Elle l’enlaça et approcha son visage contre celui de Kevin. Son haleine fétide, au goût métallique, le fit grimacer. Elle avait l’air heureuse, pétillante comme une gosse.
— J’ai tellement de choses à te raconter ! ajouta-t-elle.
Kevin se raidit, recula, mais Amy lui saisit le bras et l’attira de nouveau vers elle en murmurant :
— Qu’est-ce que t’as ? Moi, je croyais que tu voulais revenir pour qu’on soit tout près l’un de l’autre.
Elle appuya ses seins contre lui et fit courir un doigt léger le long de son buste.
Kevin regarda l’individu affalé sur le sol. Le froid, soudain, opprima ses poumons, lui donnant la certitude qu’il se passait quelque chose de très grave dans la cave. Trop grave, en tout cas, pour fermer les yeux, ou tout simplement remonter et faire mine de rien.
L’individu remua vaguement, sa tête roula de côté et l’une de ses bottes racla le sol en ciment.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kevin d’une voix étranglée. Que… qu’est-ce que t’as fait ? Qui est cet homme ?
— Un homme qui voulait me faire du mal. Un homme qui me traite mal depuis longtemps. Et tu ne voudrais pas qu’un homme me fasse du mal, dis, Kevin ?
Sa voix de velours paraissait lointaine. Et Kevin n’avait plus qu’une seule envie : se tailler. Seulement, il ne parvenait pas à détacher son regard du type écroulé sur le sol. La forte odeur qui montait dans la cave commençait à lui donner la nausée… Et puis, la main d’Amy glissait… vers son ceinturon…. son bas ventre, et enfin, son sexe. En un geste décidé, elle fit coulisser sa fermeture Éclair.
— Kevin, regarde-moi !
Il la regarda.
— Tu ne vas pas passer toute ta vie dans ce coin paumé, dis ? chuchota-t-elle en faufilant une main dans son slip. Tu veux partir d’ici et voir d’autres endroits, n’est-ce pas ? (Elle se mit à le caresser doucement.) Et tu veux aussi gagner beaucoup d’argent ? Et tu aimerais rester avec moi… n’est-ce pas ?
En une seconde, Kevin oublia l’individu écroulé par terre.
Mrs. Tipton approcha une allumette de la dernière des trois lampes au kérosène. Elles projetaient maintenant une lueur trouble et orange dans le living qui avait été brusquement plongé dans l’obscurité.
— Cette coupure de courant est due au blizzard, expliqua-t-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué. Viens donc près du feu pour ne pas prendre froid, mon poussin.
Shawna obtempéra mais sans cesser pour autant de fixer la fenêtre par-dessus son épaule. Mrs. Tipton avait de nouveau tiré les tentures. On ne voyait plus qu’un mince ruban de nuit entre les rideaux.
— Et si on mettait la radio, qu’en penses-tu ? On apprendrait peut-être pourquoi il y a cette panne.
Mrs. Tipton alluma le petit poste AM/FM posé sur la table ronde qui se trouvait à côté de son rocking-chair. Tournant lentement le bouton, elle s’arrêtait sur chaque station, le front plissé, elle écoutait un instant avant de passer à la suivante, dans l’espoir de tomber sur des infos. Un bruit provenant de la cuisine la fit sursauter. Elle tourna brusquement la tête vers le corridor, puis regarda Shawna et lui sourit dans la pénombre scintillante.
— Ce n’est que le chat, ma chérie, expliqua-t-elle d’une voix calme et ferme.
Il y eut un deuxième bruit, plus fort, cette fois-ci. Un claquement. Mrs. Tipton retira sa main de la radio, comme si elle s’était brûlée. Elle se tourna vers la fillette mais elle ne souriait plus et sa bouche crispée dessinait un petit « 0 ».
Quelque chose gonfla dans la poitrine de Shawna. Un poids terrible qui l’empêchait de respirer, et elle croisa les mains avec force.
— Mrs. Tipton, faut partir ! dit-elle avec force. Faut quitter la maison. Tout de suite !
Mrs. Tipton esquissa un sourire hésitant. Ses lèvres tremblaient.
— Oh ! mon poussin, ne sois pas ridicule. Ce n’est que Tug. (Elle commença à se lever de son fauteuil.) Il a sans doute sauté sur le plan de travail et renverse tout pour trouver quelque chose à se mettre sous la dent.
Nouveau claquement, plus fort encore, suivi de bruits de pas.
Presque pliée en deux, à peine soulevée de son siège, Mrs. Tipton se figea. Son visage n’exprimait plus aucune assurance. Les ombres accentuaient ses rides et les flammes orange des lampes se reflétaient dans ses yeux.
— Si… si… s’il te plaît, Mrs. Tipton ! faut partir ! C’est une chose mauvaise. Oui, mauvaise, je te l’ai déjà dit.
La fillette recula jusqu’à la fenêtre, le souffle haché, et regarda le couloir obscur menant à la cuisine. L’obscurité suintait. Shawna courut follement vers Mrs. Tipton, lui serra la main, de toutes ses forces en hurlant :
— Maintenant, Mrs. Tipton, maintenant, faut partir…
Elles étaient là, comme modelées en un éclair par les ténèbres. Deux jeunes femmes. Deux toutes jeunes filles, en fait. Une peau semblable à l’ivoire, des joues creuses. Et sur leurs cous maigres, des tendons saillants. Elles souriaient.
Mrs. Tipton hurla en serrant Shawna contre son flanc.
Les deux jeunes filles s’avançaient d’un pas souple et assuré. L’une avait des cheveux blonds et était affublée d’un long manteau de laine râpé. L’autre était coiffée d’un bonnet de ski bleu et portait un parka gris.
— Salut, petite fille, chuchota la blonde. Comment t’appelles-tu ?
— Laisse-la ! glapit Mrs. Tipton en se postant devant Shawna.
La blonde stoppa net.
— O.K. Toi, la vioque, comment tu t’appelles ?
Là-dessus, elles foncèrent toutes les deux sur Mrs. Tipton et la firent tomber sur la moquette. Puis elles l’empoignèrent et enfouirent leur visage de part et d’autre de son cou. Mrs. Tipton se débattait vainement. Ses hurlements furent brefs. Soudain silencieuse, elle fixa le plafond de ses prunelles écarquillées, sa bouche s’ouvrant et se refermant comme celle d’un poisson ; ses mains tremblaient et ses pieds tressautaient convulsivement.
Bras croisés autour du buste pour se protéger, réprimant son envie de crier, Shawna recula d’un pas mal assuré jusqu’à ce que son dos heurte la fenêtre, puis elle pivota d’un bloc et hurla à pleins poumons tout en martelant la vitre de ses poings affaiblis par la peur :
— Au secours ! A l’aiiide !
Ses hurlements cessèrent net. Deux mains l’avaient empoignée par les épaules, et on la força à se retourner. La blonde. Shawna regarda longuement son visage blanc, souriant et barbouillé de sang. Sous la lèvre supérieure pointaient deux crocs longs et fins, identiques à ceux du berger allemand de Mr. Edell, leur voisin. Du sang noir brillait sur chacun d’eux.
— N’aie pas peur, aboya la blonde en crachotant du sang.
Alors, elle plaqua une main ensanglantée sur la bouche de la fillette, la fit pivoter de nouveau et la ceintura.
L’autre fille se relevait lentement en passant la langue sur ses lèvres avec gourmandise, puis elle vint se placer devant elles. Elle avait un regard lourd, comme si elle venait d’émerger d’un profond sommeil. Elle fronça le nez à plusieurs reprises et fit une grimace en regardant Shawna.
— Elle a une drôle d’odeur, observa-t-elle.
— Et alors ?
— Elle a une odeur… de malade, on dirait.
— Comme tout le monde, ces temps-ci, non ? En tout cas, elle ne sent pas aussi mauvais que certains dans ce restoroute. Sans doute un mauvais régime alimentaire. Dans ce coin, il n’y a que des paysans, tu sais. Peut-être ne mangent-ils que de la graisse animale ? À propos, t’as saigné la vioque ?
— Bien sûr que non, idiote. Elle est vivante.
— Eh bien, tue-la. Elle parlera.
La fille au bonnet bleu retourna auprès de Mrs. Tipton. La blonde s’était retournée pour observer le travail. Shawna voulut fermer les yeux, se défendre, flanquer des coups de pied, se battre, mais elle était beaucoup trop faible et terrorisée. Aussi observa-t-elle également la scène, l’horreur lui tordant les tripes. La fille s’était penchée et tenait la tête de Mrs. Tipton entre ses deux mains. Il y eut un craquement sinistre. D’un geste brusque, elle avait dévissé la nuque de Mrs. Tipton.
Alors, Shawna se débattit, hurla, mais un bref instant seulement. Elle se fatigua très vite car les bras de la blonde étaient comme deux barreaux en acier.
Ensuite, les deux filles enveloppèrent Shawna dans des couvertures. La blonde lui souriait gentiment.
— Tu vas venir avec nous, annonça-t-elle. Quelqu’un veut te voir. Quelqu’un à qui tu plairas bôôôcoup…